Petite stratégie de transition

Le mouvement des Petites mains a été lancé au début du mois de mai 2020, tandis que le déconfinement s’annonçait[1].

Durant le confinement, nous avons été frappé par la capacité des gouvernements de mettre en suspend la vie économique et touché par son souci de palier aux difficultés engendrées. Nous n’entrerons pas ici dans les nombreuses critiques qui sont émises par ailleurs sur cette « gestion de crise » et les disparités qu’elles révèlent.

Nous nous sommes trouvés confrontés à ce que nous pourrions appeler la férocité de la vie, c’est-à-dire à ce qui, de la vie est inévitable : la mort, l’injustice… Cette férocité oubliée, voire déniée en temps normal, est venue nous frapper de plein fouet.

Le corollaire du déni de la férocité de la vie est la cruauté. La cruauté des humains les uns envers les autres : « je ne peux pas croire que la vie me maltraite ainsi, cela doit être à cause de lui, à cause d’elle, à cause d’eux », c’est l’autre qui est cruel. Dans l’autre sens, cela dit : « mais non, ce n’est pas si grave si je consomme tel produit issu d’un mode de production qui met cruellement en jeu la vie d’enfants, où qui maintient des familles entières en un cruel esclavage, où qui entraîne une pollution cruellement excessive : tout le monde le fait. » Et les uns de cacher aux autres, à coup de marketing ou de sentences morales, ce qui ne doit pas, ne peut pas être trop regardé.

Certains discours politiques lancés aujourd’hui sont des passages à l’acte qui annihilent la pensée[2]. Ils font partie de cette « stratégie du choc » dévoilée par Naomi Klein[3]. Et devant l’ampleur du désastre, il peut être tentant de mettre sa pensée en berne. Face à des mots qui ne (se) pensent pas et des évènements qui découragent : ma pensée, notre pensée, vaut-elle encore quelque chose ? Peut-elle encore quelque chose, au-delà de ce qui arrive ? Il est tentant, au-delà de la solidarité nécessaire, de s’en remettre à l’autorité d’un chef. Certains chefs l’ont bien compris.

Comme l’écrivait récemment, dans un beau « Tract de crise[4] », Frédéric Boyer : « Nous pensions vivre et nous étions vécus par quelque chose d’inconnu de nous. Quelque chose que nous ne voulions pas reconnaître. Quelque chose d’inconnu qui était bien de nous. La férocité de la vie. » Il poursuit : « nous ne portons pas assez attention à la fragilité qui est la nôtre. C’est notre cruauté. »

De la férocité de la vie à la cruauté humaine, il n’y a qu’un pas. La cruauté n’est-elle pas une manière de la tenir à distance la férocité de la vie et de l’attribuer, dans une illusion de maîtrise, à l’un ou l’autre de nos congénères que l’on pourra dès lors condamner, par principe et cruellement ? [5]

En ce temps de crise sanitaire, cette dimension cruelle n’a plus pu être cachée. « Gérer » les soins de santé en rapport à une rentabilité financière est apparu aberrant. La dynamique économique jouant sur les dettes et créant de la pauvreté pour assujettir des secteurs professionnels, des pays en développement… a montré toute son iniquité. L’urgence climatique, ses liens avec la mobilité et l’emploi ont accentué encore la nécessité d’orienter les investissements autrement. Etc.

Un changement de paradigme doit avoir lieu, une autre systémique doit se mettre en place.

Des associations, des coalitions, des collectifs grands et petits travaillent sur ces questions depuis des années parfois. Ils ont pris soin de préciser leur pensée durant le confinement, de proposer des actions, d’inciter à la réflexion. Leur travail doit être mis à jour, éclairer les citoyens sur la férocité de la vie et la manière d’en prendre soin.

C’est notre premier point : récolter et mettre en lumière ces travaux et ces pistes[6] pour un changement de paradigme.

Dans le même temps, des citoyens s’inquiètent et s’interrogent, ouvrent les yeux et se mettent en colère. Parmi eux, certains travaillent également depuis des années pour susciter un mouvement de transition (Le Réseau Transition par exemple), tenter seul ou à quelques-uns de mettre des changements en œuvre : coopératives, consommation durable, zéro-déchet… Ils n’arrivent pas, malgré la créativité et la persévérance, à faire entendre l’intérêt de leurs recherches, de leur concrétisation. Système et paradigme restent inamovibles. Certains sont découragés, d’autres deviennent enragés.

C’est notre deuxième point : permettre aux citoyens d’exprimer ce qui les traverse aujourd’hui, qui révèle des sentiments intérieurs présents depuis longtemps[7].

Ces deux éléments sont des sources. Elles bouillonnent mais c’est comme si les rivières qui en émanent ne pouvaient encore faire leur lit, restaient incontinentes : cela jaillit et cela coule partout.

Certes, du côté des associations, des coalitions se créent, tantôt du côté des entreprises durables (coalition Kaya), tantôt du côté des syndicats ou des ONG (coalition Corona) mais sans qu’il y ait encore de marques de solidarité claires entre elles.

C’est notre troisième point : solidariser les associations et les coalitions.

Cette solidarité devra dépasser des clivages de longues dates, des effets de cruautés les uns sur les autres (entreprises contre syndicats) face à la férocité de vie. Des points communs sont à trouver, une ligne d’horizon doit être trouvée face à laquelle tous pourront se mettre à marcher.

Nous pensons que cette solidarité ne pourra être trouvée que si les citoyens eux-mêmes peuvent reconnaitre ensemble leur vulnérabilité, reconnaître qu’elle nécessite un être ensemble qui, jusqu’ici a été assuré par des modalités hiérarchiques. Celles-ci qui ont pour conséquence que ceux qui ont besoin d’aide laissent à ceux qui ont les moyens d’aider de décider pour eux de ce qui est bon. Tant qu’à décider ce qui était bon pour les uns, ils ont décidés aussi ce qui était bon pour eux et se sont mis à spéculer sur le dos des premiers, fermant la possibilité à ceux-ci de participer, de questionner. Nouveaux effets de cruauté issue d’une déresponsabilisation progressive.

C’est notre quatrième point : rendre au citoyen un espace de responsabilisation et de participation pour faire face à la férocité de la vie sans entraîner d’effets de cruauté les uns sur les autres.

Pour ce faire, des collectifs et des réseaux politiques ont réfléchis à des outils qui organisent la participation citoyenne. Ils pourraient être mis en œuvre rapidement. Il faut pour cela convaincre les citoyens qu’un changement est possible, qu’il ne débouchera pas sur une nouvelle déception cruelle intensifiant les réactions de consommation, la dépendance hiérarchique, la soumission à des technologies déshumanisantes.

Nous avons pensé à un temps de transition[8]. Celui-ci se déploierait dans les espaces de travail, les espaces de vie, les espaces culturels… des citoyens.

C’est notre cinquième point : obtenir que dans chaque hôpital, chaque entreprise, chaque école, chaque commune, chaque université… des temps de transition puissent avoir lieu, durant lesquels les soignants, les ouvriers et employés, les enseignants et les parents, les indépendants, les élus locaux, les artistes… se rassemblent et prennent le temps de repenser leur rapport à la société, à la finance, à l’écologie…reformulent un projet moins cruel, plus attentif à la férocité de la vie.

Ces temps de transition seraient appuyés,

  • d’une part les réflexions, pistes… que les associations ont mis sur la table, qui pourraient également mandatés l’un ou l’autre représentant pour approfondir une question avec les groupes qui le souhaitent ;
  • d’autre part, par la pratique des collectifs citoyens qui ont expérimenté les outils de démocratie participative

Enfin, sixième et dernier point, de ce temps de transition sortiraient les points de référence d’un nouveau paradigme, d’une nouvelle pratique démocratique, d’une nouvelle constitution.

A mettre en forme par la création d’un Conseil national de la Transition et enfin la création d’une Assemblée citoyenne du futur par tirage au sort pour éviter la répétition.

Nous avons aujourd’hui les coalitions nécessaires. Coalisons-nous pour mettre en œuvre ce temps de transition !

[1] Voir : https://lespetitesmains.be/ et https://www.facebook.com/Les-Petites-Mains-110130687393751/

[2] Lire par exemple : https://www.cartaacademica.org/post/le-pouvoir-aux-amn%C3%A9siques

[3] N. Klein, La stratégie du choc, Arles, 2008, Actes Sud.

[4] F. Boyer, Sic transit gloria mundi, Paris, Gallimard, Tract de crise n°31, 3 avril 2020. https://tracts.gallimard.fr/fr/pages/tracts-de-crise

[5] Lire A. Nizat, Des pays en guerre, Paris, Gallimard, Tract de crise n°47, 15 avril 2020. Et voir Miracle dans la cellule n°7 de Mehmet Ada Öztekin, Turquie, 2019.

[6] Voir : https://lespetitesmains.be/pistes-a-explorer/

[7] Voir : https://lespetitesmains.be/forums/

[8] https://www.petitionenligne.be/signatures/pour_un_temps_de_transition/

 

Précisions stratégiques

Dans la suite de rencontres de plus en plus nombreuses avec des réseaux de citoyens qui souhaitent s’élargir, s’entrelacer, dans la poursuite de recherches sur les propositions que font des associations, des groupes de travail, des académiques, les Petites mains proposent de contribuer par la mise en forme de « temps de transition ».

Nous pensons qu’avant de lancer ou de soutenir des pistes de travail auprès des politiques et avant de mettre en place des pratiques de démocratie participative, il faut sensibiliser les citoyens sur la possibilité d’un changement de paradigme, faire entendre des pistes certes, mais surtout insister pour se donner le temps pour les concrétiser.

Le temps est une denrée rare, déjà consacré à toutes sortes de choses très importantes. Nous proposons donc de voir comment mettre à profit certains temps consacrés pour les transformer en temps de transition. Nous proposons d’imaginer, pour ces temps consacrés, des pistes pour leur donner une dynamique transitionnelle.

Qu’est-ce qu’un temps consacré ?

C’est un temps durant lequel des activités sont dirigées vers un but particulier. Par exemple un stage de permaculture, une formation sur la pédagogie, une fête de village, une foire agricole, une réunion d’entreprise, un évènement culturel…

Qu’est-ce qu’une dynamique transitionnelle ?

C’est une dynamique dans laquelle le but d’un temps consacré se déplace un peu pour aller vers autre chose : un stage de permaculture associe des questions de fiscalité, une formation sur la pédagogie travaille sur la démocratie participative, une fête de village propose une thématique touchant au phénomène de la pauvreté, une foire agricole met en parallèle des questions liées au travail, une réunion d’entreprise réfléchit à sa dynamique en terme de soi de santé…

Ayant imaginé des pistes, proposé une dynamique transitionnelle dans les temps consacrés, il s’agit de les relier, les nommer et les répertorier comme tels : des temps de transition. Quelle que soit l’association, l’entreprise, l’école… a l’origine du temps consacré, elle peut affirmer qu’elle offre, à travers l’activité qu’elle organise, un temps de transition à ceux qui participent. Elle peut inviter les participants à faire entendre leur souhait d’un prolongement à ce temps de transition, pour aller plus loin dans le changement.

Ces prolongements pourraient prendre la forme d’assemblées participatives (ou de chaloupes comme le propose « L’Apprêt »). Lors de celles-ci, des pistes seraient explorées pour déterminer un minimum commun de mesures (éducatives, culturelles, fiscales…) sur lesquels les participants se rassembleraient et se manifesteraient auprès des décideurs politiques. Serait ainsi progressivement exigé dans tous les coins du pays la possibilité de prendre du temps de transition, une journée par semaine dans les lieux de travail, les communautés de vie, les quartiers serait consacrés à ce temps de transition, le temps nécessaire à ce qu’un changement ait lieu, d’une manière ou d’une autre.

*   *   *

Qu’avons-nous imaginé pour le moment ?

  1. A partir du « manifeste Corona » de Slow Science, soutenir l’organisation de temps de transition avec les publics mentionnés (personnels de nettoyage, étudiants, chercheurs à contrat précaire, professeurs…) en associant des enjeux culturels aux enjeux académiques avec des artistes, des questions sur le genre avec associations qui s’en préoccupent au niveau international…

Pour lancer cela, les Petites mains se mettent en contact avec Slow Science et tente de suivre avec eux ce qui pourrait se déployer dans les universités. Parallèlement, les Petites mains se mettent en contact avec les associations partenaires pour voir avec elles l’apport qu’elles peuvent faire. De même, les Petites mains interpellent les associations citoyennes pour voir avec elle comment élargir le mouvement, si elles peuvent faire jouer leurs propres contacts pour intensifier ce mouvement.

A partir de cette organisation, deux types de prolongements sont possibles :

  • Inviter les groupes de Slow Science à transiter vers des groupes de réflexion (chaloupes) plus spécifiques et à exiger de pouvoir prendre des temps de transition réguliers jusqu’à ce que du changement s’en suive.
  • reproduire des dynamiques similaires dans les hautes écoles, les écoles secondaires et primaires… Définir des bases communes pour l’éducation, le rapport au travail, les pratiques citoyennes.
  1. A partir de l’appel du MAP et de AIA, soutenir l’organisation de 100 petites foires qui se profile de manière simple et dynamique en associant la présence d’artistes, en organisant des ateliers de résilience, en mettant en perspective des questions fiscales, en ouvrant sur des dynamiques participatives.

Pour lancer cela, les Petites mains se mettent en contact avec le MAP et AIA et tente de suivre avec eux ce qui se déploie en matière de petites foires, les besoins et les intérêts qui en sortent. Parallèlement, les Petites mains se mettent en contact avec les associations partenaires pour voir avec elles l’apport qu’elles peuvent faire. De même, les Petites mains interpellent les associations citoyennes pour voir avec elles comment élargir le mouvement, si elles peuvent faire jouer leurs propres contacts pour intensifier ce mouvement.

Enfin, prolonger la dynamique avec les groupes qui le souhaitent vers des temps de transition réguliers.

Au fil de l’été, bien d’autres choses sans doute pourraient être mise en œuvre :

  • Donner suite à l’action citoyenne de Extinction Rebellion en leur proposant d’appuyer la mise en place de temps de transition
  • Suivre La Santé en lutte et s’associer avec eux pour susciter des temps de transition dans les hôpitaux.

A la fin du mois de septembre, nous aurions tellement de groupes exigeant des temps de transition que cela deviendrait incontournables de mettre en œuvre des assemblées participatives, des conseils de transition,…

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